Le théâtre, château fort de la pensée libre, est redevenu un champ de bataille pour des confrontations idéologiques et sociopolitiques, et se retrouve donc à nouveau soumis à la condamnation et la censure.

Justine McIntyre Ex-conseillère de ville (Bois-de-Liesse) et chef du Vrai changement pour Montréal

Les actrices Michelle Rambharose (Juliette) et Shauna Thompson (Roméo).

STUDIO BARON
Les actrices Michelle Rambharose (Juliette) et Shauna Thompson (Roméo).

Faisons un exercice d’analyse comparative.

Romeo et Juliette, une pièce écrite en 1597 par William Shakespeare, raconte l’histoire d’un amour condamné, les amoureux malheureux étant issus de familles ennemies.

SLĀV, une production théâtrale de Steve Blanchet, Robert Lepage (Ex Machina) et Betty Bonifassi, est une exploration de la thématique de l’esclavage sous toutes ses formes, portée par la puissante tradition de chansons d’esclaves.

Sous le thème universel de la liberté

Au coeur des deux productions se trouve le thème universel de la liberté. Dans SLĀV, il s’agit de la liberté dans le sens premier du terme, c’est-à-dire le contraire de l’esclavagisme. Les protagonistes de Romeo et Juliette sont plutôt asservis à la hiérarchie sociale de leur époque, d’où émergeront des conséquences punitives réelles sur leur liberté de choix.

Dans le contexte complexe de notre société et de notre politique, nous applaudissons ceux qui défendent certaines libertés tout en condamnant ceux qui en osent d’autres. Le théâtre, château fort de la pensée libre, est redevenu un champ de bataille pour des confrontations idéologiques et sociopolitiques, et se retrouve donc à nouveau soumis à la condamnation et la censure.

Après leur production remarquée de Jules César en 2016, dotée d’une distribution 100% féminine, la production de Roméo et Juliette de la troupe anglophone montréalaise Repercussion Theatre pour l’été 2018 met en scène deux femmes dans le rôle des amoureux – ou plutôt des amoureuses – faisant abstraction totale des assignations raciales et du genre.

Rappelons que Shakespeare devait lui aussi faire abstraction des assignations du genre, car l’éthique anglaise du XVIe siècle ne permettait pas aux femmes de monter sur scène: le maquillage, les costumes et une bonne part d’imagination étaient nécessaires afin d’interpréter un Roméo et Juliette«hétéro».

À la suite de la très médiatisée controverse entourant la distribution de femmes blanches dans des tableaux représentant des esclaves afro-américaines, le Festival international de jazz de Montréal a pris la décision d’annuler toutes les représentations du spectacle SLĀV faisant partie de la programmation du festival.

Pourquoi soutient-on la liberté de représentation théâtrale dans l’un des cas et que l’on censure dans l’autre?

Pourquoi soutient-on la liberté de représentation théâtrale dans l’un des cas et que l’on censure dans l’autre? Clairement, il y a la question du contexte historique et social: les attitudes sociétales envers les rôles sociaux de chacun sont en évolution constante, tout comme notre contexte sociopolitique sur les plans local, national et global.

Les groupes et communautés aux prises depuis des générations avec un héritage de répression, d’esclavage et d’abus systémiques peuvent ressentir un malaise en explorant ces thématiques, en les soumettant à la réinterprétation et au débat public. Par contre, le réflexe de crier au scandale quand on les aborde ne fera qu’accroître les divisions et mécompréhensions.

Car voici l’endroit où justement on confronte une valeur précieuse et essentielle: celle de la liberté d’expression artistique, qui est à la fois le symbole et le garant d’une société démocratique saine. Cette expression artistique qui fut historiquement une arme puissante – et parfois la seule arme – contre le fascisme.

En faisant des domestiques, ses protagonistes, dans les pièces de théâtre Figaro, le dramaturge français Beaumarchais s’est moqué publiquement de la puissante aristocratie et a ainsi contribué au mouvement social menant à la Révolution française. C’est aussi par le moyen de pièces de théâtre que Vaclav Havel, futur président de la Tchécoslovaquie, s’attaquait au régime communiste, contribuant à sa chute dans la révolution de Velours de 1989.

Chez nous, Robert Lepage nous a confrontés à notre passé religieux répressif et homophobe à travers ses nombreuses oeuvres traitant de ces thématiques, nous invitant à une réflexion collective qui a grandement fait progresser les attitudes sociales québécoises.

En enlevant à nos artistes la liberté de représenter des versions de la réalité parfois inconfortables, dans le milieu imaginaire et non conventionnel qu’est le théâtre, nous nous privons d’occasions de confronter nos valeurs et croyances dans un endroit protégé par son détachement même de la réalité.

En enlevant à nos artistes la liberté de représenter des versions de la réalité parfois inconfortables, parfois malcommodes, dans le milieu imaginaire et non conventionnel qu’est le théâtre, nous nous privons d’occasions de confronter nos valeurs et croyances dans un endroit protégé par son détachement même de la réalité. Nous nous privons de l’occasion d’expérimenter en toute sécurité l’évolution – et la révolution – sociale.

Les milieux propices au débat et à l’expérimentation libre des notions d’identité, de hiérarchie sociale, de politique et de genre, sont connus et peu nombreux: les universités et collèges, le théâtre et autres arts de la scène. Si on nous interdit ces endroits, comment allons-nous effectuer un changement social plus large?

Source: Trouver l’articel ici